Friday, February 13, 2009

La GRH des Forces Spéciales







Thierry PICQ, Professeur
EM LYON
23 av Guy de Collongue
69134 ECULLY Cédex
picq@em-lyon.com
Daniel HERVOUET
Contrôleur général des Armées
Ancien officier des Forces Spéciales
Tessa MELKONIAN, Professeur,
EM LYON

Résumé :
De nombreuses pratiques innovantes et expériences propices à la réflexion en termes de Gestion des Ressources Humaines existent dans d’autres univers que ceux de l’entreprise. Nous proposons ici de profiter de l’éclairage du monde très particulier des Forces Spéciales. Ces unités d’élite, contraintes par les impératifs de l’exercice de l’autorité dans des situations exposées et sensibles, ont capitalisé, au fil du temps, un savoir-faire RH considérable en termes de développement d’un collectif solidaire et performant. Dans un premier temps, nous découvrirons les caractéristiques de l’organisation et du fonctionnement des Forces Spéciales puis, dans un deuxième temps, nous présenterons les principaux dispositifs de GRH et pratiques de management remarquables dans ce contexte. Dans une dernière partie, nous ouvrirons une discussion sur les enseignements possibles pour la GRH dans les entreprises, et notamment sur l’articulation entre les systèmes de GRH et le fonctionnement en mode projet, et la question du degré d’initiative laissé aux acteurs sur le terrain.

Mots-clés : Forces Spéciales, équipes projets, matrice organisationnelle, RH stratégique

Introduction
Développer un collectif de travail et maintenir sa performance dans le temps sont des enjeux majeurs pour les organisations actuelles. L’individualisation très forte des parcours (rémunération, évolution de carrière, gestion des compétences, évaluation, etc.), associée à la complexification croissante des organisations (disparition des frontières traditionnelles internes avec la transversalité ou externes avec notamment les fusions/acquisitions et l’internationalisation croissante) ont laissé les salariés plutôt démunis de repères collectifs, stables et qui feraient sens pour guider leur action quotidienne. Nombre de recherches en GRH et d’actions managériales se développent à l’heure actuelle pour essayer de proposer des solutions. D’autres secteurs d’activité que les organisations classiques ont d’ailleurs été sollicités pour apporter leur éclairage et aider les managers à dégager de nouveaux repères, comme notamment le sport de haut-niveau (Picq, 2005) ou même le monde de la musique à travers le fonctionnement des orchestres ou des groupes de jazz (Barrett, 1998). Nous proposons ici de profiter de l’éclairage d’un autre univers : l’Armée, et notamment celui très particulier des Forces Spéciales qui articule ses spécificités autour d’un collectif tendu vers l’action. Le monde militaire, en tant qu’organisation, a depuis très longtemps alimenté la pensée managériale, que ce soit en termes de stratégie (voir par exemple Le Roy, 2004), ou de GRH (voir importation de techniques comme le 360° feedback ou les assessment centers). La métaphore militaire n’a pourtant pas livré la totalité de ses ressources au monde de l’entreprise, notamment en termes de GRH. Les unités d’élite, contraintes par les impératifs de l’exercice de l’autorité dans des situations exposées et sensibles, ont capitalisé, au fil du temps, un savoir-faire RH considérable en termes de développement d’un collectif solidaire et performant. Nous pensons que ce « détour » par le monde militaire peut contribuer à la réflexion collective sur la diversité/contingence des modèles de GRH et amener des idées sur l’évolution des pratiques de GRH dans les entreprises. Le rôle des enseignants-chercheurs est aussi d’identifier ces lieux d’apprentissage, d’en formaliser les enseignements et de contribuer au transfert dans les pratiques.
Située dans cette vaste perspective, ce papier est une première étape d’un travail de longue haleine, dont l’ambition est d’analyser de l’intérieur les mécanismes intimes du fonctionnement d’une organisation atypique, celle des FS militaires. Ce papier n’est donc pas encore le produit d’une recherche élaborée, mais se limite à la restitution d’entretiens exploratoires avec un expert du domaine (co-auteur de cet article), ayant été lui-même officier dans une unité des forces spéciales, ainsi qu’une première découverte de la littérature militaire spécialisée, généralement méconnue de la communauté des gestionnaires. Cette phase préliminaire débouchera, à l’automne 2008, sur un protocole de recherche qui nous amènera à aller sur le terrain pour rencontrer d’autres acteurs et observer leurs pratiques. La finalité de ce premier papier est donc essentiellement descriptive, et vise à identifier des problématiques et des axes de recherche plus précis qui seront investiguer par la suite.
L’article est structuré en trois grandes parties. Dans un premier temps, nous découvrirons les caractéristiques de l’organisation et du fonctionnement des forces spéciales puis, dans un deuxième temps, nous présenterons les principaux dispositifs de GRH et pratiques de management remarquables dans ce contexte. Dans une dernière partie, nous discuterons en quoi le fonctionnement des FS constitue un modèle atypique d’organisation duale, soutenu par des systèmes de GRH qui visent à prendre en compte simultanément des logiques différentes et complémentaires. Enfin, nous conclurons sur des pistes de réflexions et propositions de thèmes d’approfondissements ultérieurs.

1. Le modèle des Forces Spéciales
Dans cette première partie, nous proposons de pénétrer une organisation tout à fait particulière au sein du monde militaire : celui des Forces Spéciales (FS). Celles-ci constituent, tant par leurs modes d’action non conventionnels que par les caractéristiques des hommes qui les composent, un cas particulier intéressant lorsque l’on s’interroge sur les conditions du développement d’une ressource humaine performante. Le contexte extrême, combiné à la portée politico-stratégique des missions dans lesquelles ces unités d’élite sont fréquemment engagées, les ont conduit à tirer jusqu’à leur paroxysme les pratiques de GRH et de management opérationnel.

1.1. Brefs rappels historiques
Les FS voient le jour pendant la seconde guerre mondiale en Grande Bretagne, dans un contexte de lutte contre l’Allemagne nazie, à un moment où les puissances qui résistent aux forces de l’Axe sont dans un rapport du faible au fort. Les unités commandos confiées à Lord Mountbatten constituent alors une réponse originale à la domination écrasante de l’ennemi en inversant ponctuellement, au moyen de coups audacieux, le sentiment de victoire. Le recours à des actions non conventionnelles pour surprendre l’adversaire et instiller le doute dans l’esprit de ses chefs est toujours au coeur des valeurs qui animent aujourd’hui les FS. Les FS françaises sont directement issues des SAS (Special Air Service) anglais. En effet, les premières unités commandos françaises ont été constituées avec des volontaires FFL (Forces Françaises Libres1) par les SAS anglais. Ceci explique pourquoi aujourd’hui le 1er RPIMa, premier régiment des FS françaises, partage le même écusson et la même devise que les SAS anglais (« Who dares wins »). On garde de cette époque, pendant laquelle Hitler avait donné l’ordre d’exécuter tous les, commandos faits prisonniers, le souci de mettre les armes au service d’une cause noble. Le respect des personnes a acquis ainsi une dimension éthique élevée, dans l’idée qu’on ne terrasse pas un adversaire en utilisant la même bassesse que lui. Si on arrête un criminel de guerre, c’est pour le conduire devant un tribunal et le juger, et non pas pour exercer à travers lui une vengeance immédiate et exécutoire.
Le culte du renseignement est au fondement de l’esprit « commando », et s’inscrit dans une tradition anglaise historique d’ouverture sur le monde, sédimentée au cours des siècles d’expériences de la gestion de colonies lointaines ou de commerce international. De tous temps, les expatriés britanniques ont compris l’importance, pour conquérir un avantage compétitif, de faire des comptes rendus sur ce qu’ils observent. Ils acceptent donc plus volontiers les demandes de « reporting » que leurs homologues français, qui jugent souvent ces demandes insupportables dans une « logique de l’honneur » à la Française (d’Iribarne, 1989) et y voient plutôt une ingérence dans une sphère d’autonomie. La précision des actions commandos et la recherche de l’effet de surprise font naturellement appel à ce talent collectif.
Les savoir-faire développés lors de la seconde guerre mondiale seront ensuite entretenus puis affinés lors des guerres coloniales (Indochine et Algérie). Cependant, la fin des conflits coloniaux supplantés par la guerre froide bloc contre bloc a repoussé dans l’ombre ces unités particulières. Elles se sont reconverties pour agir dans le cadre des actions clandestines des services secrets ou dans celui de leurs armées d’origine (terre, air, mer). Lors de la Guerre du Golfe, les états-majors ont redécouvert la nécessité de mener des actions non conventionnelles pour désorganiser l’ennemi. Le besoin d’unités légères, très mobiles, bien armées, constituées d’équipiers hyper-entrainés s’est alors à nouveau imposé. Les Anglais, ont eu recours à ce type d’action commandos pour neutraliser les skuds dirigés contre Israël. Mais, focalisés longtemps sur les événements d’Irlande du Nord ils ont dû réapprendre, comme leurs homologues français, les modes d’action spécifiques au désert. En France, les inhibitions liées au conflit d’Algérie ont été peu à peu levées pour redécouvrir le coeur d’un métier un moment associé aux excès de la contre-guérilla et dévalorisé aux yeux des décideurs.
Les États-Unis avaient déjà montré le chemin à la suite de la catastrophique opération Eagle Claw qui avait vu une tentative de libération des otages américains de l’ambassade de Téhéran se terminer dans les sables du désert iranien. En avril 1980, cette opération mal planifiée, confiée à des unités relevant de sept commandements différents, sans véritable coordination, avait mené à l’humiliation de la présidence Carter, des Etats-Unis et de leurs forces armées. Quatre ans plus tard, le USSOCOM (United States Special Operations Command) voyait le jour. Désormais regroupées sous un commandement opérationnel unique, les unités des FS des trois armées voient leur capacité d’action renforcée par une doctrine et des entraînements communs. La France a créé son propre Commandement des Opérations Spéciales (COS) en 1992, au retour de la première guerre du Golfe. Il exerce son autorité opérationnelle sur les unités des FS des trois armées (voir Figure 1). Aujourd’hui seuls la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis possèdent une telle organisation.

1.2. La dimension humaine au coeur de la performance des FS

La capacité à former des équipes cohésives et performantes est le mode d’organisation dominant dans les FS, qui sont des unités d’élite mettant en oeuvre des moyens très mobiles, pour remplir des missions ciblées, à haute valeur ajoutée, de quelques heures à plusieurs semaines, dans un contexte particulièrement hostile ou complexe : recherche et transmissions de renseignements, libérations d’otages, évacuation de ressortissants nationaux, neutralisation d’objectifs vitaux pour l’adversaire, protection de personnalités, arrestation de criminels de guerre… Ces opérations à fortes implications politiques, dans des contextes exposés et sensibles, imposent une extrême discrétion et une qualité d’exécution à la hauteur des enjeux stratégiques poursuivis.
Les FS sont composées de militaires ayant subi une sélection et une formation sévères, dotés d’équipements souvent spécifiques tirant le meilleur parti des technologies. Leur efficacité repose également sur un mode de fonctionnement basé à la fois sur une préparation minutieuse et une exécution laissant une large part à la coordination, à l’initiative mais aussi aux forces mentales que les commandos puisent dans la confiance mutuelle entre équipiers. Au-delà du talent individuel et de la qualité de l’organisation, le succès d’une mission dépend directement de la capacité collective à s’adapter aux événements, dans l’action, sur le terrain. La réussite d’une mission est en grande partie conditionnée par la qualité de la phase préparatoire, dans laquelle de multiples problèmes, cas non conformes, sont déclinés, analysés, adaptés aux spécificités du terrain et de la mission, le but étant de « prévoir l’imprévisible » et de limiter les prises d’initiative individuelles, qui peuvent entraîner un échec collectif. En ce sens, l’équipe ou commando est donc le maillon opérationnel critique, où se joue la mission.
Cette compétence collective repose sur la mobilisation des expertises individuelles adaptée à une mission donnée. Chaque maillon que constitue une compétence individuelle conditionne la solidité de la chaîne que représente un commando. La spécificité de ces unités est de regrouper des expertises potentiellement très diverses : explosifs, transmissions, renseignement, optique, topographie, tir… A cela s’ajoute la combinaison des compétences dans le cadre de missions interarmées, qui associent des composantes terrestres, aériennes et maritimes. Chaque individu doit donc non seulement être un spécialiste de son domaine, mais également capable de combiner son expertise avec celle des autres, au profit de la mission, voire être détenteur d’une expertise complémentaire qui le rende capable de remplacer un équipier blessé ou tué en cours de mission. La nécessité de combinaison optimale des compétences est renforcée par le nombre limité de membres dans l’équipe commando (souvent compris entre 5 et 10) et par le fait qu’une fois engagé dans l’action, le commando évolue en totale autonomie en milieu hostile sans pouvoir profiter d’un appui immédiat et doit donc disposer en interne des ressources propres à accomplir sa mission (soutien sanitaire autonome ou compétences linguistiques par exemple).
L’initiative collective se trouve au coeur de l’action des FS. D’abord parce que c’est elle qui permet une variation des modes d’action dont la nature non conventionnelle reste la meilleure façon d’inverser un rapport de forces non favorable a priori. Ensuite parce que l’incertitude élevée des opérations requiert de la part des commandos une capacité à réagir ensemble pour s’adapter sans délais. Cette compétence résulte d’un apprentissage nécessairement collectif. Le mode de prise de décision repose sur une adhésion consentie des équipiers acquise à l’entraînement et en opération. Les automatismes collectifs ainsi développés allègent les échanges, qui peuvent parfois se résumer à un geste ou un regard. Toute initiative dans ce contexte, engage le collectif et doit donc être pesée à cette aune. Enfin, la solidarité est une valeur fondatrice partagée. Les commandos savent qu’ils peuvent compter les uns sur les autres car la règle est de ne jamais laisser l’un des siens derrière. Les circonstances décident de la manière dont cette règle est mise en oeuvre, mais elle conduit les équipiers à prendre parfois, en connaissance de cause, des risques élevés pour secourir ou protéger un équipier.

2. Le modèle des FS comme modèle « dual »

Dans cette deuxième partie, nous nous intéressons plus particulièrement aux choix organisationnels et aux processus RH qui sous-tendent l’activité spécifique des FS telle que décrite ci-dessus. Ce modèle repose sur une organisation duale, basée sur une double logique :
- Celle de la multiplication des missions ponctuelles, et à chaque fois différentes, nécessitant de la réactivité, de la flexibilité et de l’adaptation maximale à des situations à haut risque et à fort degré d’incertitude,
- Celle de la permanence de structure et de processus organisationnel d’ensemble, à plus long terme, qui garantissent la reproduction fiable de cette performance, de façon pérenne, dans des opérations qui sont pourtant à chaque fois différentes.
Nous allons décrire l’architecture de cette double logique, par l’intermédiaire de la structure matricielle et des principaux systèmes de GRH qui assurent la fluidité du fonctionnement de ce modèle.

2.1. Une structure organisationnelle « duale »
Le noyau organisationnel de base des FS est la mission. Les équipes commandos réunissent les experts les plus adaptés, autour d’un objectif précis, dans un contexte à haut risque, à fort enjeu (politique, militaire, humanitaire…) et à fort degré d’incertitude. La performance de ces missions, quelque soit la qualité de l’organisation support (logistique, formation,…) dépend de la capacité des individus à travailler ensemble. Tout en appartenant à des armées différentes (terre, air, mer), les unités des FS entretiennent et développent leur aptitude à agir ensemble. Pourtant, chacune de ces armées peut, à divers titres, employer ces unités dans le cadre de sa mission principale. Ainsi, les commandos marine peuvent-ils être utilisés par la marine nationale dans le cadre de l’action de l’État en mer (lutte contre les narcotrafiquants, contre-terrorisme maritime, reconnaissance de sites portuaires à risque avant escale…). La structure organisationnelle globale est matricielle, construite autour d’une logique de double appartenance. Un choix explicite a été fait de ne pas isoler les FS des milieux où se développent leurs expertises métier. Immergés dans leur armée d’appartenance, les soldats commandos en suivent et en intègrent les évolutions avant de les transférer ensuite aux FS lors des entraînements et des missions.
Au sein de cette structure matricielle globale, se surimpose au niveau de l’équipe commando (réunie pour une mission donnée) une logique d’interopérabilité, essentielle dans le modèle organisationnel français. La plupart des unités des FS dans le monde organisent leur fonctionnement autour de deux grandes phases : une première consacrée à la recherche de renseignements à dimension stratégique, déterminants pour la seconde phase, centrée sur l’action à proprement parler (arrestation de criminels de guerre, libération d’otages, neutralisation d’un groupe terroriste, par exemple). Dans le cadre des FS françaises, ces deux composantes (Renseignement et Action) sont réparties dans deux régiments distincts : le 13ème
RDP pour le renseignement, le 1er RPIMA pour l’action. Ce partage de compétences est propre aux Français (le 22ème SAS britannique englobe au sein de la même unité les deux composantes) et leur permet d’optimiser les savoir-faire spécifiques de chaque régiment dans son domaine de spécialité, évitant ainsi la dispersion. La conséquence de ce choix organisationnel est que c’est à chaque unité de développer des compétences de co-opération avec l’autre unité, d’adaptation de ses procédures de travail à celles du collègue.
Cette organisation partagée nécessite cependant d’être attentif à la façon dont le ciment humain est maintenu entre ces 2500 spécialistes, répartis entre les trois armées. Les opérations, en impliquant temporairement des commandos aux origines différentes dans les mêmes actions, sont un facteur-clé dans ce domaine. C’est l’intensité quantitative et qualitative des formations spécifiques qui contribue dès l’origine à créer un terrain de valeurs et d’aptitudes de nature à répondre à ces enjeux.

2.2. Des processus de formation et de sélection spécifiques

Chaque unité commando développe un dispositif de formation spécialisé, entre technique de pointe et tradition. Les commandos marine le font à Lorient selon une méthode sur laquelle planent les souvenirs d’Achnacary (Ecosse) où furent formés les premiers commandos pendant la seconde guerre mondiale. Le 13ème régiment de dragons parachutistes (13ème RDP) forme ses équipiers aux techniques de la recherche humaine de renseignements de niveau stratégique à Dieuze et le 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine (1er RPIMa), né au sein des SAS britanniques en 1942, assure à Bayonne la formation RAPAS (Recherche aéroportée/actions spéciales) de ses hommes. Les pilotes d’hélicoptères et d’avions acquièrent également une qualification spécifique « opérations spéciales ». Ces formations sont un mélange de mise à l’épreuve individuelle dans un cadre collectif et de formations techniques centrées sur la maîtrise de savoir-faire très pointus. Le caractère hors norme de l’activité conduit à adopter des pratiques spécifiques concernant les conditions de vol des aéronefs, les hauteurs de largage des parachutistes. Ces situations limites imposent un entraînement suivi et un maintien permanent des qualifications.
Le commandement des opérations spéciales (COS) a comme mission d’organiser et de diriger l’entraînement interarmées des unités, dans des lieux spécialisés (centre d’entraînement commando, école des troupes aéroportées,…) et dans des formations croisées au cours desquelles les commandos procèdent à des échanges d’expériences. L’objectif est de créer de la transversalité, c'est-à-dire une aptitude à combiner les modes d’exécution des différentes expertises mobilisables dans une mission.
En termes individuels, le parcours de formation et de sélection est long et semé d’embûches. La formation initiale commence par un pré-stage de une à quatre semaines, très éprouvant physiquement et psychologiquement, à l’issue duquel seul un faible pourcentage de candidats sont retenus. Il s’ensuit alors une formation intensive d’une dizaine de semaines. Une fois intégré dans son unité, le commando doit acquérir des qualifications spécifiques (chuteur opérationnel, tireur d’élite, radio, marqueur,...) dans des centres où il croise souvent ses homologues d’autres armées. Les qualifications acquises sont ensuite confirmées et confortées par un entraînement continu basé sur des séquences qui vont d’une demi-journée à plusieurs jours, pour un total annuel d’une centaine de jours auxquels s’ajoutent les opérations. Les aspects psychologiques occupent dans cette formation une place aussi importante que les savoir-faire techniques : résistance au stress (simulation d’interrogatoire, piste d’audace), capacité de survie (aptitude à l’évasion, survie en milieu hostile, ...), pugnacité, résistance au milieu, aux intempéries, esprit d’équipe inculqué à travers une pédagogie persuasive… Les officiers et sous-officiers qui servent dans les FS sont avant tout des militaires ayant suivi le parcours standard pour parvenir à leur grade. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’ils accèdent, à leur demande, à des fonctions dans ce type d’unité. Cette étape dans leur parcours professionnel s’accompagne d’une remise en cause sévère, car soumis au préalable à la réussite de tests et de stages dans des conditions où leur grade n’est pas un critère de succès.
Ils doivent apporter la preuve de leurs qualités humaines dans les mêmes conditions que les hommes du rang avec lesquels ils peuvent être amenés à affronter les mêmes situations. Ils ont ensuite à faire la preuve de leur ascendant et de leur autorité naturelle dans ce nouveau milieu où les contraintes qui s’exercent sur le chef sont d’une nature originale. Il s’agit donc d’un nouveau parcours initiatique, mais cette fois-ci en tant que commando capable de commander d’autres commandos. Un stage spécifique de plusieurs mois prépare à cette fonction managériale particulière. Il comporte de multiples mises en situation suivant une progression dans la complexité et la mise à l’épreuve physique, psychologique et technique.
La formation initiale achevée, elle est complétée par des exercices réalistes laissant une large part à la technique de préparation de mission et, à l’issue, au débriefing avec ses équipiers (« peer review »). La logique dominante est celle de l’accompagnement du futur chef, par ses supérieurs hiérarchiques, ses pairs, mais également par ses équipiers, qui lui rendent un feedback permanent sans concessions.
La mise à l’épreuve permanente lors de drill2 permet de rôder chaque individu à jouer pleinement son rôle au sein du groupe. Pour cela il se familiarise avec des procédures de préparation et d’exécution de missions types, et au fonctionnement en mode dégradé. Ainsi préparé au pire, le commando augmente sa capacité de résistance au stress et d’adaptation au danger. Il est absorbé par la partition précise qu’il a à jouer et par les repères de toutes natures (actes élémentaires, enchaînements collectifs, procédures) qu’il a intégrés lors de sa formation et des entraînements auxquels il a été soumis, suivant le vieil adage « la sueur à l’instruction évite le sang au combat ».
Il est rare que des individus quittent les FS du fait de déficiences constatées en opérations. La rigueur de l’entraînement permet en amont de repérer les fragilités individuelles et d’opérer la sélection. Par ailleurs, l’auto-régulation au sein des groupes permet de corriger rapidement les comportements déviants. La notion d’équipier individualiste n’a guère de sens dans un milieu où l’efficacité résulte du collectif. En dernier ressort lorsque personne ne veut partir en mission avec quelqu’un, c’est qu’il y a tout lieu pour le commandement d’en tirer les conséquences.

2.3. Le soutien RH au retour d’expérience pour l’équipe commando

Dans les FS, la capitalisation des expériences après chaque mission est une démarche vitale du fait du mode d’organisation par projets. Elle a un impact sur la mémoire d’opérations que l’on peut être amené à rejouer dans un autre contexte, sur l’organisation, les modes d’action, les procédures, les équipements, la préparation, donc sur la formation. Cette capitalisation peut également donner lieu à des modifications au niveau de la structure (comme par exemple la création du commandement des opérations spéciales après la Guerre du Golfe en 1992), ou des processus RH (comme la nécessité en termes de formation d’avoir un entraînement interarmées
régulier). Cette transmission s’effectue selon deux voies complémentaires et simultanées. En premier lieu, via le dialogue inter-personnel. Le « coaching » et le compagnonnage sont des pratiques généralisées, notamment lors des périodes de formation ou d’entraînement. Les instructeurs sont eux-mêmes des commandos d’expérience. Les cadres, officiers et sous-officiers sont également en dialogue permanent avec leurs subordonnés dans une démarche de formation non seulement dans le domaine du savoir-faire, mais aussi du savoir-être. Cette capitalisation humaine touche à tous les domaines, y compris celui des valeurs collectives comme en témoignent ces liens établis entre les unités de commandos et les « grands anciens » pionniers des temps héroïques. Ainsi voit-on régulièrement d’anciens du commando Kieffer remettre leurs bérets verts aux jeunes commandos marine ou d’anciens SAS français parrainer les jeunes promotions du 1er RPIMa.
Ensuite, la transmission des expériences s’appuie sur des méthodes et dispositifs plus formels et sont mis en oeuvre à différents stades de l’opération. A chaud, directement en cours de mission pour pouvoir réajuster d’éventuelles actions à venir ou juste à l’issue de la mission pour tirer au clair les enseignements les plus visibles. A froid via le RETEX (RETour d’EXpérience) , avec un débriefing collectif des actions une fois la mission terminée, sur la base des données précises liées à l’opération : relevage des heures, des actions, supports visuels,… pour être certain d’être concret et précis. L’idée est ici d’évaluer les modalités d’exécution dans une perspective d’apprentissage et d’amélioration plus que de sanction. Ce RETEX peut donner lieu à des retombées plus générales sur les formations, les modes d’organisation, les équipements.
Enfin, il faut noter que le débriefing joue aussi le rôle d’accompagnement psychologique des équipiers, parfois lourdement éprouvés par les évènements vécus lors d’une mission. La gestion de « l’après mission » est un élément essentiel pour sauvegarder le potentiel humain dans un contexte à fort degré de risques.

3. Discussion : Quels enseignements en matière de GRH ?

Les recherches qui visent à démontrer un lien entre les pratiques RH et la performance de l’organisation sont nombreuses et variées (voir notamment Boxall et Purcell, 2003, Guest and al., 2003). Dans le cadre de ces travaux, cet article nous semble porteur d’enseignements et de réflexion pour une GRH « plus ordinaire ». Plus précisément, l’observation du modèle des FS nous semble particulièrement intéressante pour évoquer des contextes qui combinent des processus RH centralisés avec une forte autonomie RH des acteurs sur le terrain.

3.1. Discussion sur le modèle dual des FS

L’observation du modèle bien particulier des FS amène à le mettre en correspondance avec deux domaines de l’analyse organisationnelle, où la dialectique centralisation/autonomie est cruciale.
En premier lieu, il peut être rapproché du contexte spécifique des organisations traditionnellement qualifiées de HROs (High Reliability Organizations) (voir notamment Grawboski et Roberts, 2000), comme par exemple les centrales nucléaires (voir notamment Gautherau et Hollnagel, 2005) ou les portes-avions (voir notamment Rochlin, 1989). Les rganisations qualifiées de HROs ont pour caractéristiques principales de mener à bien et sans erreurs des opérations en environnement turbulent, volatile ou dangereux (Roberts, 1990). Leur performance vient de leur capacité à faire face à des risques majeurs. Dans cette perspective, la capacité à faire face à des incidents imprévus constitue à la fois une condition de survie et une source d’avantages concurrentiels. L’atteinte de cette ultra-performance en cas de danger dépend de la capacité de l’organisation à gérer de façon optimale des ressources par définition toujours limitées. Ainsi, dans les HRO, performance ponctuelle et efficience durable vont de pair. Pour réussir à combiner ce couple antagoniste, des travaux particuliers ont mis en évidence la nécessité de gérer conjointement des éléments de stabilité et de flexibilité, avec une mise en oeuvre organisationnelle simultanément centralisée et décentralisée (Perrow, 1984). La compréhension du fonctionnement de ce type d’organisation duale ou ambidextre (Tushman et O’Reilly, 1997), basée sur des grandes dialectiques 10 (stabilité/flexibilité, planification/adaptation, long terme/court terme, centralisation/décentralisation,…) constitue le point central des recherches sur les HRO (LaPorte and Consolini, 1991, Rochlin,1999).
En second lieu, il peut être également rapproché du contexte des organisations plus traditionnelles qui, faisant face à un univers de plus en plus incertain et complexe, cherchent également à développer des collectifs de travail nouveaux, plus flexibles pour mener à bien des missions particulières nécessitant un haut degré de performance (Weick et al., 1999).
Il nous semblerait intéressant de discuter de l’analyse du modèle des FS à l’aune des travaux de recherche menée sur les HRO. En effet, les équipes commandos oeuvrent dans un environnement à haut risque, à forte dangerosité, avec des impacts directs sur les membres de la mission (leur vie est en jeu) et en dehors de l’équipe (risques militaires, risques diplomatiques, risques stratégiques…). Ensuite, l’incertitude y est élevée. Tout ne peut pas être prévu à l’avance et l’équipe sait que des inévitables aléas nécessiteront de leur part une capacité d’adaptation et une part d’improvisation, au cours de l’opération. Enfin, les forces spéciales doivent répondre à deux dimensions distinctes de la performance : elles doivent générer de la performance locale, à court terme (réussir la mission) et concevoir des processus organisationnels d’ensemble, à plus long terme, qui garantissent la reproduction fiable de cette performance, de façon pérenne, dans des opérations qui sont pourtant à chaque fois différentes. Une autre piste prometteuse est celle du rapprochement du modèle des FS avec l’organisation par projet. En effet, le principe d’une équipe commando est bien de sélectionner et combiner des compétences distinctes, spécialisées, et complémentaires, en vue d’atteindre un objectif précis, ponctuel et jamais reproductible à l’identique, sous contraintes fortes (Garel et al., 2006). Cependant, la comparaison doit faire l’objet d’une discussion critique : en effet, plusieurs arguments militent pour une grande prudence dans la comparaison entre le modèle des FS et l’organisation par projets. Citons notamment :
- le caractère réactifs des opérations FS, résultant, par définition, d’une agression – prise d’otages, action terroriste – préalable) et liées à un environnement extérieur qui constitue leur théâtre même : largement extrodéterminées et supposant une intervention dans un contexte nécessairement externe à l’organisation, elles sont davantage liées à des opportunités ou à des menaces difficile à anticiper/ planifier qu’à une stratégie anticipatrice (Boutinet, 1993) dans laquelle les outils de gestion de projet prennent tout leur sens.
- Dautre part, leur durée (quelques heures à quelques semaines) et le nombre toujours restreint de coéquipiers (une dizaine maximum) les assimile inévitablement à certains types de projets très spécifiques, dont un ne peut généraliser les caractéristiques.
- Enfin, la perspective classique d’optimisation en termes de qualité, coût et délais qui irrigue la littérature et les pratiques en matière de gestion de projet ne peut s’appliquer pour des opérations commandos, dont la performance se mesure en terme de résultat, quel qu’en soit le coût et les conditions de réalisation.
Loin de vouloir faire des assimilations rapides et artificielles, notre propos est plutôt ici de pointer des singularités du modèle des FS, notamment par contraste avec des configurations étudiées dans la littérature de gestion (HRO et projet). Ce qui nous semble remarquable dans ce modèle est la capacité à concilier une ultra-performance ponctuelle, par missions, et une efficience pérenne, au-delà de chaque mission. Aujourd’hui, dans l’entreprise moderne, réussir une fois un projet ou résoudre ponctuellement une crise ne suffit pas. L’avantage concurrentiel est atteint par la capacité de reproduire durablement ces pratiques, c’est à dire à générer un flux régulier de projets performants ou de gérer durablement des risques. La performance atteinte par les FS peut-être qualifiée de durable, puisque ce modèle perdure depuis la seconde guerre mondiale, et est intervenu avec succès dans des conflits ou opérations situés dans des environnements très variés, un peu partout dans le monde. Le modèle des FS est donc à même de fournir de riches enseignements pour des organisations plus « ordinaires », mais également à la recherche de développement de l’ultra-performance durable.
Nous voudrions mettre en avant la place prépondérante qu’occupent les systèmes de GRH dans la réussite de ce modèle.

3.2. Discussion sur les pratiques de GRH

La littérature a fréquemment pointé la difficulté de la GRH à s’adapter à des logiques horizontales, de projet, ou de task-forces, qui bousculent les mécanismes fonctionnels de gestion individuelle et collective (voir notamment Garel et al, 2005). Ceux-ci ont en effet été traditionnellement conçus pour s'assurer de la bonne adéquation des ressources humaines à des postes ou fonctions stables, bien repérés dans un organigramme. Pour y parvenir, des outils de description de fonction, de recrutement, de développement et d’évaluation de compétences, de rémunération et de gestion de carrière ont été développés. La logique verticale de ces systèmes de gestion, qui se déclinent par grandes filières professionnelles ou par métiers est percutée de plein fouet par l'apparition de dispositifs horizontaux, temporaires, mal définis au départ et pas toujours inscrits dans les structures formelles. Tant que leur nombre reste marginal, seuls quelques cas particuliers sortent des schémas traditionnels et peuvent être traités comme des exceptions. Quand le mode horizontal se généralise, c'est l'ensemble du système qui est questionné. Comment passer d’un modèle uniforme, planifié et stable à la simultanéité de projets aux rythmes et horizons différents ? Comment traiter un nombre toujours croissant de cas particuliers tout en garantissant une certaine équité ?
Comment intégrer une nouvelle logique de GRH tout en conservant l'ancienne ?
Le modèle des FS apporte sur ces questions un riche éclairage, en montrant comment des systèmes différenciés peuvent se compléter. Par exemple, le développement professionnel d’un soldat commando s’inscrit dans la cadre d’une gestion des carrières qui repose sur deux voies simultanées : la voie régimentaire, où l’individu gravit les échelons de la hiérarchie militaire et la voie commando, où les processus d’accès à des fonctions managériales sont spécifiques et découplés. Ces deux voies ne s’opposent pas mais se développent en parallèle.
La progression hiérarchique au sein des commandos nécessite une formation spécifique. Par contre, cette progression managériale est également valorisée dans le régiment d’appartenance
de l’individu. De même, quitter les FS ne nuit en rien à la carrière « normale », au sein d’un corps d’armée traditionnelle qui peut aussi servir d’espace de récupération et de stabilité pour l’individu.
L’évaluation de performance est un autre bon exemple de pratiques enrichies, aptes à tenir compte de la diversité des situations d’actions. La logique d’évaluation régimentaire hiérarchique est largement complétée par des dispositifs au sein des commandos qui favorisent une culture de feed-back permanent, adaptée aux rythmes des projets, et portée autant par la hiérarchie que par les pairs. L’évaluation des opérations commando présente au moins deux caractéristiques qui complètent et enrichissent l’évaluation hiérarchique régimentaire : le caractère multi-partites, ouvrant l’évaluation à l’ensemble des parties prenantes (chefs commando, « peer-review », incluant une auto-évaluation), et le caractère multi-critère, où au-delà du seul résultat de la mission (succès ou échec), une attention particulière est portée au processus (la façon dont s’est déroulée la mission), mais aussi aux apprentissages individuels et collectifs qu’elle a permis de réaliser.
Enfin, en ce qui concerne le développement des compétences, le modèle des FS illustre des démarches d’apprentissage intense, quantitativement et qualitativement. Il s’agit d’un processus en continu, qui combine et intègre plusieurs dispositifs complémentaires (formations technique, simulation, exercices, coaching,…). L’accent est mis sur la dimension collective (apprendre ensemble) et active (apprendre par l’action). La prépondérance des entraînements sur le terrain, par simulation, offre de multiples occasions de créer du savoir en action (Midler, Boudès, et Charue-Duboc, 1997). L’existence du RETEX se situe dans cette recherche constante d’apprentissage permanent, au niveau des individus, des équipes et de l’organisation. Enfin, la logique de compagnonnage, où des anciens commandos transmettent leur expérience lors des entraînements est une bonne leçon pour toutes les entreprises qui se posent la question de l’utilisation de leurs expertises « seniors ».

3.3. Discussion en matière d’organisation de la GRH

Au-delà de la réflexion que peut susciter l’observation de pratiques sophistiquées sur la performance, l’analyse du fonctionnement du monde des FS permet de se ré-interroger sur les choix de positionnement et mécanismes d’organisation de la fonction RH (au sens large) plutôt qu’aux seules pratiques à mobiliser. De façon plus précise, le modèle des FS nous invite à (re) visiter la force d’un fonctionnement matriciel qui combine à la fois :
- des systèmes de GRH structurés et centralisés qui s’imposent aux acteurs : par exemple, les systèmes de formations régimentaires, les procédures très strictes de passage de grade et de progression hiérarchique, le rôle de l’ancienneté dans la carrière, le système de rémunération qui suit des grilles formalisées, l’appartenance irréductible à un régiment d’origine hors des FS,… On retrouve ici la dimension bureaucratique propre à assurer la stabilisation et la pérennité du fonctionnement des organisations de grandes tailles.
- Des initiatives locales et marges de manoeuvre en termes de management et ressources humaines fortes laissées aux acteurs sur le terrain : par exemple, la sélection et formation des commandos, un accès à des postes d’encadrement spécifique commando non garantie par le grade, une ré-allocation des ressources en fonction de la performance en mission (hors performance régimentaire), une grande autonomie des décisions dans l’action,…
Le modèle montre que ces deux aspects sont simultanément forts et ne s’opposent pas. Au contraire, ils se renforcent mutuellement. C’est parce que le soldat participe à des formations commandos qu’il pourra apporter une valeur ajoutée distinctive dans son régiment d’appartenance. C’est parce que ce même soldat appartient à un régiment, avec des repères stables à long terme qu’il peut s’impliquer entièrement dans des actions commandos, sans se préoccuper de son avenir personnel et de sa réintégration à l’issue de la mission. Il s’avère donc que le fonctionnement matriciel est une force du modèle militaire. L’opposition projet/métier est fréquemment constatée dans les organisations industrielles (Zannad, 2008).
L’acteur projet est pris entre deux réalités qui s’ignorent : le métier et le projet, qui ne suivent pas les mêmes rythmes, les mêmes finalités ni les mêmes modes de fonctionnement. Si elles ne sont pas résolues par des systèmes d’arbitrages organisationnels, ces contradictions pèseront sur l’individu, qui cherchera alors à absorber et concilier les contraintes de tous, en prenant le risque de l’enlisement.
La vision dominante des RH, dans le monde complexe et globalisé de l’organisation moderne est celle d’une fonction partagée entre la fonction RH et les managers de proximité (responsables de filiales, de départements, d’équipes,…) (Kirkpatrick et al, 1992, Larsen and al, 2005). Dans la littérature, les arguments qui militent pour un rôle essentiel des managers opérationnels en matière de RH sont nombreux : capacité à adapter les politiques globales au niveau local (Purcell et Hutchinson, 2007), constat de la part croissante des activités de RH (recrutement, évaluation,…) dans les missions des managers (voir étude de la fonction RH menée par la Cegos en 2003), manque de légitimité de la fonction et éloignement du terrain (Legge, 2005),… Cependant, on trouve également dans la littérature des éléments qui amènent à une certaine vigilance et prudence dans la logique de décentralisation de la fonction RH. Par exemple, on peut douter de la compétence de managers, souvent issus de domaines techniques spécialisés à assurer de façon compétente ces missions de RH : la question de leur formation, voire de leur motivation reste posée, dans des contextes où l’accent mis sur la performance à court terme accentue la pression sur les objectifs de production et de contribution au résultat (Cunningham et Hyman, 1999). Ces débats amènent à penser que, même s’il est clé, le rôle des managers opérationnels dans la GRH ne peut pas se substituer à celui des départements spécialisés (Dany et al, 2007). A la suite de Bowen et Ostroff (2004), l’idée est avancée que c’est aux spécialistes de la fonction RH de guider et soutenir l’implémentation de certaines pratiques au niveau local. Ils sont responsables de la « force » du système RH, c'est-à-dire qu’il leur appartient de mettre en place et de faire vivre des dispositifs structurants qui guident et soutiennent leur déclinaison et leur adaptation par les managers opérationnels. Le modèle des FS est exemplaire dans sa capacité à préparer des ressources de haut niveau à s’adapter à des situations ad-hoc extrêmes.
L’équipe commando peut d’autant plus développer une nécessaire autonomie qu’elle s’appuie sur des systèmes solides de GRH, lui garantissant l’accès aux ressources dont elle a besoin. L’équipe n’est donc ni indépendante, livrée à elle-même, ni soumise à des systèmes de contraintes qui lui échappent. Au contraire, la structure et les systèmes RH créent une force collective, qui se décline et se finalise au sein des projets. Cette réflexion milite donc pour la réhabilitation de l’existence de systèmes centralisés de GRH qui permettront paradoxalement d’assurer de façon plus performante la délégation de décision au niveau des managers de terrain.
Cependant, l’exemple des forces spéciales atteste bien que, dans des modes de fonctionnement par projet ou par missions, la responsabilisation locale et la capacité des équipes à concevoir les systèmes de gestion les plus adaptés à la spécificités de leur projet est cruciale à la performance (en termes d’adaptation fine aux contraintes de chaque mission).
Dans cette perspective, une centralisation excessive serait néfaste. Ce constat corrobore bien de nombreuses recherches en GRH, qui montrent que l’excès de centralisation comme l’absence de centralisation nuit à la performance de l’organisation (Dany et al, 2007).
L’exemple des forces spéciales contribue également à illustrer comment un retour d’expérience structuré au niveau des équipes permet de relier le niveau local et le niveau global. La création ou la mise à jour de nouvelles règles et procédures centralisées, irriguent en retour les individus au travers de programmes de formation évolutifs.
Le collectif d’action que représente l’équipe commandos FS constitue le lieu où s’effectuent l’intégration et la fertilisation croisée de compétences distinctes et complémentaires, mises au service de la mission. Les équipes commandos sont en effet des lieux concrets de régulation autonomes, adossés et nourris par des systèmes RH centralisés et des spécialisations individuelles acquises dans des formations commandos pointues. La performance de ces équipes ad-hoc, et donc des missions qu’elles poursuivent repose sur la capacité à mobiliser à leur profit le meilleur de ces deux logiques et à en effectuer en leur sein une synthèse adaptée, au croisement de la structure matricielle. Ainsi, chaque équipe commando peut prendre de façon autonome les décisions en matière de GRH les plus adaptées aux spécificités de sa mission (sélection des compétences requises, co-optation du chef de la mission, choix organisationnels propres à l’objectif, évaluation instantanée des individus dans l’action,…), en bénéficiant de tout l’acquis construit à la fois dans les unités métiers et les régiments du COS.
Ces niveaux se superposent et les systèmes de gestion se complètent mutuellement. Par exemple, à la formation militaire généraliste d’une arme d’origine (dimension métier), s’ajoutent des formations individuelles et collectives liées au combat en situation extrême (dimension projet commando). Ces deux niveaux sont complétés ensuite par une adaptation et une appropriation collective au sein de l’équipe commando formée, en fonction des objectifs de la mission. D’ailleurs, cette intégration de plusieurs niveaux simultanés fait sens pour l’individu-soldat, qui développe lui-même une triple appartenance : appartenance à son armée, à son unité commando et à l’équipe commando montée sur pièce, pour une mission donnée, et dont il sera un membre solidaire jusqu’à donner sa vie pour sauver celle de ses co-équipiers.

Conclusion

Nous avons voulu introduire dans cet article des éléments de compréhension d’un modèle particulier d’action collective en contextes extrêmes : celui des FS militaires. La vocation de ce papier est descriptive, sur la base d’un premier recueil d’information à partir de plusieurs interviews approfondies avec un membre des FS. Cette étape exploratoire de découverte d’un contexte va donner lieu, dès septembre, à un protocole précis de recueil de données plus complètes, avec des interviews et observations que nous mènerons au sein même d’une base d’entraînement des équipes commandos. Sans attendre cette étape, il nous a paru intéressant de formaliser un premier papier descriptif, qui met en valeur des pratiques de GRH qui nous semblent être des sources d’inspiration et de réflexion intéressantes pour les entreprises, confrontées à la difficulté de faire cohabiter des modes d’organisation différenciés. Le fonctionnement en mode matriciel, qui génère habituellement de nombreuses contradictions et tensions devient une force quand il s’accompagne de pratiques de GRH « duales » (Baron, 1999). Toutefois, se référer au modèle des FS n’est évidemment pas exempt de limites qui doivent être discutées, notamment le fait que l’existence simultanée de processus GRH centralisés et d’une délégation très prononcée au niveau des équipes des FS a un coût élevé. Dans cet univers, l’externalisation n’est pas une alternative pérenne, de nombreux exemples d’équipes commandos composées de mercenaires pour réaliser ponctuellement des coups d’états ont montré la fragilité de cette démarche. Ces opérations trouvent leur spécificité dans le fait que l’essentiel du temps « hors opération » est passé dans les structures permanentes et consacré à l’entraînement intensif (qualitativement et quantitativement) en vue de l’opération : une telle situation est parfaitement atypique et ne trouve pas son équivalent dans les structures organisationnelles « classiques » où pareille situation serait économiquement intenable – tout au moins au regard des objectifs ordinaires de ce type d’organisations. Ce modèle ne s’applique donc qu’à des environnements nécessitant de l’ultra-performance, où l’échec peut avoir des conséquences graves. Cette recherche de l’ultra-performance nécessite de créer un environnement propre, fiable et sécurisé et donc d’investir lourdement dans des systèmes de gestion multi-niveaux et à géométrie variable (long terme/court terme, permanence/souplesse, gestion collective/accompagnement individuel, centralisation/décentralisation,…).


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